Entretien avec Florence Nater, Conseillère d’état en charge de l’emploi et de la cohésion sociale,
réalisé par Daniel Snevajs (Libraire. Membre du Forum tous-différents-tous égaux (« FTDTE ») - Février 2022
Daniel Snevajs : Madame Nater, merci de nous recevoir et de répondre à nos questions. La 27e édition de la semaine neuchâteloise d’actions contre le racisme (« SACR ») aura bientôt lieu en mars. Dans cet objectif et en ma qualité de libraire et membre du Forum tous différents-tous égaux, je suis tout d’abord curieux de savoir si vous êtes une lectrice?
Florence Nater : Aujourd'hui je lis beaucoup de romans policiers. Dans ma période de vie actuelle et en rapport avec mes activités, je suis amenée à lire au quotidien quantité de documents techniques, de rapports, de dossiers professionnels. Les romans policiers m'apportent une évasion distrayante et un plaisir de lecture. Au-delà de cette fonction récréative, le roman policier participe également à la compréhension de la complexité de notre société. Pour preuve, j'ai le souvenir d'un livre d'Elizabeth George, la reine du polar anglais, sur la thématique de l'inceste qui m'a servi dans la bibliographie de mon travail de mémoire en travail social. J'apprécie aussi, et ce depuis longtemps, la dimension historique d'un roman, d'une biographie ou d'une autobiographie.
DS : Quel est ou quels sont les livres en rapport avec les thématiques de la SACR qui vont ont marqué dans votre enfance ou plus tard dans votre vie d'adulte Madame Nater ?
F.N : C'est un livre que j'ai lu adolescente « Au nom de tous les miens » de Martin Gray, un livre fort auquel j'associe « Le journal d'Anne Frank ». Deux livres dont le pouvoir d'identification est puissant, puisqu'ils mettent en scène des enfants comme personnages principaux, et dont les histoires m'ont marquée. Ils m'ont amenée à m'intéresser à la période historique de la Seconde Guerre mondiale et de ce fait au génocide du peuple juif, de façon plus durable et intéressante que le manuel du cours d'histoire. Ils m'ont fait prendre la mesure de comment l'humain est capable du pire, mais aussi du meilleur. Devenue adulte, j'ai compris l'importance de ces livres et leur capacité de témoigner d'un passé qui est loin d'être révolu. D'où l'importance des actions de la SACR et de toutes les manifestations similaires, car malheureusement l'histoire se répète. Toutes les actions de lutte contre le racisme sont les bienvenues, si modestes soient-elles, car elles sont indispensables. Lire, parler, partager, pour ne pas oublier. J'ajoute aussi que cette prise de conscience d'une réalité aussi difficile que celle évoquée dans les livres lus dans mon adolescence a conditionné, dans une certaine mesure, mes choix professionnels. A la base j'ai un métier d'assistante sociale, avant de faire de la politique et d'être aujourd'hui au Conseil d’État. Il y a, dans ce métier d'assistante sociale, l'idée d'aider l'autre, mais aussi de la-le reconnaître dans son altérité. J'ai été très active dans la reconnaissance des personnes concernées par d'autres différences, qui sont elles aussi stigmatisées et discriminées. J'ai participé à l'organisation de la première « Mad Pride » en Suisse en 2019 autour de la santé mentale. J'y vois des similitudes avec la SACR, à commencer par cette nécessité de lutter contre les discriminations, contre toutes les discriminations. De faire en sorte que les différences deviennent la norme, de faire converger les luttes. C'est le fil conducteur dans mon engagement professionnel et plus tard, politique. Ce qui m'amène au livre de Toni Morrison « L'origine des autres » qui décortique de façon subtile et complexe ces questions. D'après son propos, l'étranger n'existe pas. Il n'est qu'une part de chacun-e d'entre nous, création artificielle au gré des aléas de l'histoire. Ce livre nourrit mes réflexions que j'ai envie de travailler et développer au sein de la fonction que j'occupe.
DS: Quelles leçons pourrions-nous tirer de cette période de pandémie par rapport à notre pratique des biens culturels, du livre en particulier ?
F.N. : Les acteurs et actrices culturels ont dû beaucoup se battre pour faire reconnaître la culture comme essentielle, comme l’un de nos besoins de base nécessaires à notre équilibre. Cela n'a pas été nécessairement toujours entendu, notamment au début de cette pandémie d'une ampleur sans précédent. L'engagement des milieux culturels a permis de faire ce chemin-là pour nous reconnecter sur l'importance des pratiques culturelles, de détente, d'évasion, de réflexion, de connaissance. Et en même temps, on constate que nous avons tendance à vite oublier le passé et à répéter les erreurs. Mais j’ai l’espoir – je m’engage activement dans ce but – que cette crise permettra de changer et durablement un certain nombre de choses, d'envisager l'avenir un peu autrement.
DS: Merci Madame Nater pour cet entretien.
Livres recommandés :
Martin Gray : Au nom de tous les miens (1971). Préface de Max Gallo. (Ed. Livre de Poche) De la guerre, le petit Martin connaîtra tout : les privations, les humiliations, la peur durant le temps passé au ghetto de Varsovie, l'horreur absolue des camps nazis à Treblinka, la fureur de vivre quand il s'en échappera caché sous un camion, l'abattement et aussi le suprême courage quand il apprendra qu'il a perdu tous les siens... Et puisqu'il faut bien vivre, il s'engagera ensuite dans l'armée Rouge, puis partira aux États-Unis... Enfin la paix reviendra. Martin reconstruit alors sa vie et rencontre le grand amour en la personne de Dina. C'est dans le sud de la France, par une journée d'été éclatante, que le destin le blessera à nouveau — à mort — en décimant ceux qui lui sont le plus chers https://www.payot.ch/Detail/au_nom_de_tous_les_miens-martin_gray__max_gallo-9782266306300
Le journal d’Anne Franck (Ed. Livre de Poche) "Je vais pouvoir, j'espère, te confier toutes sortes de choses, comme je n'ai encore pu le faire à personne, et j'espère que tu me seras d'un grand soutien." En 1942, la jeune Anne Frank a 13 ans. Elle vit heureuse à Amsterdam avec sa soeur Margot et ses parents, malgré la guerre. En juillet, ils s'installent clandestinement dans "l'Annexe" de l'immeuble du 263, Prinsenchracht. En 1944, ils sont arrêtés sur dénonciation. Anne est déportée à Auschwitz, puis à Bergen-Belsen, où elle meurt du typhus au début de 1945, peu après sa soeur. Son journal, qu'elle a tenu du 12 juin 1942 au 1er août 1944, est un des témoignages les plus bouleversants qui nous soient parvenus sur la vie quotidienne d'une famille juive sous le joug nazi. Depuis la première publication de ce journal aux Pays-Bas en 1947, la voix de cette jeune fille pleine d'espoir hante des millions de lecteurs dans le monde entier. https://www.payot.ch/Detail/le_journal_danne_frank-anne_frank__bernd_buddy_elias-9782253073093
Toni Morrison : L’origine des autres (2018) (Ed. Christian Bourgeois) Dans cette série de six conférences prononcées à l'université de Harvard en 2016, Toni Morrison analyse les arguments du racisme afin d' établir et d'entretenir la domination d'une seule catégorie d'individus. Des récits d'esclaves à l'évocation des lynchages et des récentes violences policières, l'auteur démontre que la "définition de l'inhumain" censée justifier le sadisme de "l'asservisseur" ne saurait en vérité s'appliquer qu'à celui-ci. Mais si la couleur a été utilisée pour ainsi nier l'individualité de l'"Autre", nombre d'auteurs, tels Faulkner ou Hemingway, l'ont aussi largement entretenue, voire exploitée. En cette période marquée par la mondialisation et d'importants mouvements de population, souvent perçus comme des menaces, le combat de l'écrivain contre cette "obsession de la couleur" pourrait enfin nous permettre de nous avouer que l'étranger n'est, après tout, qu'une partie non reconnue de nous-mêmes. Par la finesse de ses analyses historiques, psychologiques et littéraires, Toni Morrison déploie toute l'élégance de son pouvoir de conviction, prouvant aussi que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. https://www.payot.ch/Detail/lorigine_des_autres-toni_morrison-9782267030693?cId=0